Les 14 à 23 ans créent leur propre jargon, le «Pic speech»

InterviewLe discours des adolescents s’exprime par l’image. Thu Trinh-Bouvier décortique le phénomène.

Les adolescents ajoutent volontiers du dessin et des textes courts ponctués d’émoticônes à l’image.

Les adolescents ajoutent volontiers du dessin et des textes courts ponctués d’émoticônes à l’image.

Instagram, Snapchat, Facebook ou encore WhatsApp: sur les réseaux sociaux comme sur les applications mobiles, les 14 à 23 ans créent leur propre langage: vidéos de quelques secondes, photos éphémères, smileys qui éclatent de rire ou en sanglots sont autant d’outils à disposition pour exprimer leurs émotions, loin des formes d’échange de leurs parents. La Française Thu Trinh-Bouvier, sociologue de formation et experte en communication digitale, propose une grille de lecture pour mieux appréhender cette nouvelle forme d’expression, qu’elle nomme Pic speech.

Qu’entendez-vous par Pic speech
C’est le nom que j’ai donné à ce nouveau langage utilisé actuellement par les jeunes de 14 à 23 ans. Via les smartphones, il permet d’être en lien en permanence et de manière très intense à travers une communication centrée sur l’image. Grâce aux applications mobiles et aux réseaux sociaux, les jeunes explorent d’autres formes d’expression avec le plaisir de mélanger différents types de contenus, comme des vidéos courtes, des images auxquelles ils ajoutent du texte ou du dessin.

 L’image a-t-elle surpassé le texte? 
Je ne serai pas aussi catégorique que ça. J’ai plutôt l’impression qu’il y a un lien très étroit entre l’un et l’autre. Lors de mes entretiens, beaucoup de jeunes m’ont dit que le mot était important, qu’il contextualisait l’image de manière simple. Sur Instagram, par exemple, en géolocalisant l’endroit pris en photo, le texte apporte une information complémentaire dans la légende.

Comment les jeunes utilisent-ils les émoticônes? 
Ils sont là pour dire dans quel état d’esprit et d’humeur on envoie le message. Ils accompagnent le texte et lui donnent une tonalité affective. Parfois, un SMS sans émoticône peut être interprété comme agressif. On constate à quel point leurs échanges sont chargés émotionnellement.

Quelles sont les applications les plus en vogue chez les adolescents? 
On a constaté ces derniers mois l’explosion de Snapchat. Elle permet d’envoyer des images éphémères. Chaque application a son univers esthétique. Snapchat repose sur l’humour potache. L’expression y est spontanée. Pour certains, il remplace même les SMS.

Ce nouveau langage est-il une tentative d’émancipation? 
Oui, il s’inscrit dans une recherche d’autonomie et d’un espace d’expression avec ses propres règles. Il n’est pas toujours compris des adultes, qui peuvent le regarder avec condescendance, car les jeunes ont parfois un rapport décomplexé avec l’orthographe ou la grammaire.

Quel rôle joue Facebook? 
Selon une récente étude américaine, il reste le principal réseau de la représentation sociale au sens large, qui peut inclure les parents et la famille. Sur les messageries instantanées de type Instagram et Snapchat, où les adultes sont moins présents, les jeunes instaurent une relation plus personnelle au sein de leurs groupes, avec leur propre mode d’expression.

Leur rapport au corps apparaît décomplexé, notamment avec l’usage effréné des selfies.
Ils maîtrisent progressivement les représentations d’eux-mêmes. L’apprentissage se fait entre le collège et le lycée. Les plus jeunes ont tendance à poster sur Facebook beaucoup de selfies. Les jeunes filles organisent d’ailleurs des séances shooting ensemble. En grandissant, il y a une prise de conscience et un contrôle de son image. Certains demandent de retirer des photos ou de ne pas mentionner leur nom sous un cliché posté sur Facebook.

Y a-t-il autant d’autodérision que de narcissisme? 
Oui. Ils explorent ces deux parties d’eux-mêmes: à travers l’humour ou au contraire avec un côté très esthétisant dans le traitement des photos, en utilisant des filtres par exemple. Ils sont conscients que s’ils se montrent toujours sous leur meilleur jour, on peut aussi se moquer d’eux. Ce regard décalé sur eux-mêmes se traduit par des selfies avec des grimaces ou des duckfaces (ndlr: moues imitant le bec d’un canard).

Quelles sont les règles qui régissent leur communauté? 
Comme ils sont toujours à la limite du privé et du public, un des facteurs déterminants est la confiance. C’est à partir de ce critère qu’ils vont ou non envoyer une photo décomplexée ou personnelle via Snapchat à leur meilleur ami. Ils créent ainsi des cercles plus ou moins proches d’amis dans ce rapport de confiance. Beaucoup d’entre eux m’ont dit qu’ils gardaient aussi un grand nombre de photos pour eux, comme un journal intime. Il existe ainsi une relation très personnelle à l’image, qui nourrit un dialogue intérieur. (TDG)

Source : La Tribune de Genève